Éclairer les invisibles
Dans la nuit du 16 au 17 août 2018, le corps de Vanessa Campos, travailleuse du sexe trans d’origine péruvienne, est retrouvé dans une allée du Bois de Boulogne. Victime d’un déferlement de violence d’une intensité inouïe, la jeune femme d’à peine 36 ans meurt dans l’indifférence générale, et dans le mépris, presse et forces de l’ordre refusant de lui reconnaître le genre qu’elle s’était choisi. C’est de cette histoire tragique que Claire Léost s’est inspirée pour son roman. Sous sa plume, Vanessa Campos devient Laura Fuentes. Née Luis, Laura se sent très vite différente, prisonnière d’un corps qui l’empêche d’être pleinement elle-même, une jeune fille éprise de liberté et d’aventure. Mais dans un Pérou ultra conservateur, comment vivre pleinement et sereinement sa différence ? Comme souvent, c’est une rencontre qui va tout changer. En un regard, Laura et Karen se comprennent et se reconnaissent. Malgré le rejet et les humiliations constantes, les deux jeunes filles conservent un cœur pur capable « de voir dans la nature et ses bruissements les preuves de la beauté du monde ». C’est ensemble qu’elles démarrent leur vie « d’oiseaux migrateurs » en exil… un exil sans retour possible. Nées avec un sort contraire, elles sont condamnées à s’enfuir et « pour échapper au destin que Dieu a prévu pour elles, elles doivent apprendre à se battre. » De Lima à l’Argentine, aux sombres allées du Bois de Boulogne, la violence est permanente, les humiliations quotidiennes. Et pourtant ces guerrières gardent la tête haute face à « ce sourire du diable » que leur opposent ceux-là mêmes qui devraient les protéger et les défendre. Dans un style clair et percutant, Claire Léost retrace leur parcours fait d’espoirs et de désillusions, de douleurs physiques et morales, de doutes et de renoncements, mais nimbé de la lumière de la solidarité et de la sororité. Au cœur de ce bois menaçant, Laura a trouvé une famille qui se serre les coude. Une famille composée d’autres travailleuses du sexe, mais aussi d’hommes dont un jour la vie a basculé les laissant à la marge d’une société qui refuse de les voir. Ensemble, « ces éclopés de la vie » ont recréé un monde plein d’humanité et de tendresse… Des valeurs qui semblent avoir déserté les rues du très chic XVIème arrondissement pourtant si proche. S’appuyant sur un autre fait réel, l’installation du centre social la Promesse de l’Aube au cœur du XVIème, Claire Léost dépeint sans concession un monde de faux-semblants où la peur de l’autre et du changement transforme les habitants en riches prédateurs régnant sur un quartier devenu une jungle. En réponse à cette violence de l’opulence et du rejet, Claire Léost offre un superbe portrait des travailleurs sociaux, ces pragmatiques qui, malgré les vagues « d’émotions brutes et de grandes souffrances » qui déferlent sur eux, continuent à avancer, à tendre la main et à vibrer à la surprise de chaque nouvelle rencontre.
La métamorphose
Mais si De nulle part les oiseaux surgissent est si percutant, c’est qu’il fait des histoires dont il s’inspire la source d’une métamorphose : celle d’Alexandre Vladi, riche baron du XVIème à qui le bonheur a été donné sans efforts et qui navigue dans les hautes sphères ne regardant que de très loin et avec des œillères déformantes le monde qui évolue si près du sien. Le choix de faire de Vladi le seul personnage à employer le « je » est audacieux mais surtout très habile parce que c’est lui dont toutes les certitudes vont vaciller, lui qui, pétri d’a priori et englué dans une masculinité bourgeoise toxique, a le plus à perdre… et à apprendre. Quand son monde et celui de Laura se percutent, un bouleversement, une inversion des rôles et des valeurs se produisent. La force des femmes ressort de façon d’autant plus puissante que Vladi se révèle faible et démuni face à un monde dont il n’est plus le roi. Laura est une combattante ; Jeanne, la travailleuse sociale, est dévouée aux autres mais aussi prête à écouter ses envies et ambitions sans honte ou culpabilité, « faisant zigzaguer son petit canot entre les paquebots » sans l’aide de personne. C’est à l’ombre de ces femmes complexes qu’Alexandre Vladi va opérer sa métamorphose, « sa pupille commençant à s’adapter et à voir la lumière » émanant des êtres que son œil refusait jusque-là de voir. Une métamorphose qui ne sera complète qu’après avoir connu l’angoisse du déraillement, la douleur de la chute, le froid des abîmes et la légèreté d’un poids enfin levé et d’une parole enfin libérée. Aussi éloigné soit-il de nous par son milieu, Alexandre Vladi est terriblement proche de nous par son imparfaite humanité qui lui fait prendre des détours parfois malheureux, qui se traduit par des petites lâchetés et de petits arrangements avec le réel, mais qui s’exprime aussi par la volonté d’apprendre et d’essayer de s’améliorer. Voilà pourquoi en faire le personnage du « je » est un choix honnête, car nous sommes souvent plus proches de ceux qui jugent que des jugés. Bien sûr la violence de la rue et des institutions menace toujours les travailleuses du sexe, et particulièrement les trans, mais si l’on ne peut pas la contrer frontalement, on peut au moins changer notre regard sur cet univers et sur ces femmes qui méritent notre attention et notre respect. Le passage sur terre de Laura/Vanessa n’aura donc pas été vain. Son nom résonne aujourd’hui comme la promesse d’une humanité solidaire enfin (re)trouvée.
Juliette Courtois