Fièvre de la jeunesse
Manthia et Toko sont jeunes. Ils rêvent de fêtes, de filles et d’une vie qui ne serait pas l’éternel recommencement des schémas ancestraux perpétués par la génération de leurs pères qui ne tolèrent pas le changement. Sincèrement attachés à leurs terres, les deux « amis-jumeaux » laissent pourtant volontiers vagabonder leur esprit au-delà, vers l’horizon d’un avenir qui n’appartiendrait qu’à eux. Mais, corsetés par les rites et traditions qui ne font que peu de cas des élans du cœur, ployant sous le poids d’histoires familiales complexes, ces jeunes hommes portent très tôt la responsabilité du clan… une charge herculéenne quand on a vingt ans à peine. L’horizon de leur avenir s’assombrit d’autant plus qu’ils sont également tributaires d’un passé colonial dont les stigmates se font douloureusement sentir, d’une histoire nationale soumise aux coups d’état et révolutions, et du réchauffement climatique qui fait déjà danser sous leurs yeux les spectres de la sécheresse et de la famine. Un funeste ballet qui contraint ces naïfs aux cœurs sincères à partir. « Le départ ou la malédiction, le départ ou la honte sociale, le départ ou la déchéance. »
Cruelle réalité
Derrière le récit de « l’aventure », nom donné au périple entrepris par celui qui doit assurer l’honneur et la survie de son clan, se dessine une réalité bien loin des fantasmes de virilité et de fierté. « Un homme sur la route est un homme sans patrie » soumis à tous les dangers, surtout celui du « rouleau-compresseur de la lutte des classes » qui transforme l’ami en traître et bourreau, la moindre once de pouvoir s’exerçant toujours au détriment des plus faibles. L’aventure de Manthia et Toko est un exil à crédit, une dette à vie qu’ils ne pourront jamais rembourser. Une réalité qu’ils expérimentent d’abord à Bamako, puis en France. Ils avaient imaginé un eldorado, une terre de liberté, ils découvrent l’injustice, l’incertitude et la précarité.
Cri de rage
Toute l’originalité et la puissance du roman résident dans sa forme de récit dans le récit. Détenu dans un centre de rétention, Manthia relate son parcours à un interprète qui doit en faire la traduction à son avocat. Manthia devient le griot de cette épopée intime et pourtant partagée par des milliers d’autres comme lui. Courageux conteur, il ose « dire les choses dans leur entièreté, sortir la torche et éclairer les lieux mouillés de noirceur ». Dans ce face à face où les mots sont des armes au double tranchant redoutable, Manthia mène aussi un combat contre lui-même, « avec sa langue qui se bat, se débat, que l’on bat et qui ne sait dire. » La frustration est grande de ne pouvoir s’exprimer « dans le flux réel de sa langue intérieure », et la peur d’être mal interprété l’est encore plus. Une frustration qui fait éclater sa rage nourrie par l’injustice d’être traité comme un criminel alors que son seul délit aura été de se rêver une autre vie, d’être malmené par un arsenal administratif et judiciaire qui a tout d’un « labyrinthe inhumain », d’être jugé responsable du délitement d’une société qui préfère se retrancher derrière la xénophobie plutôt que d’affronter ses propres responsabilités, d’être tant nié dans son identité qu’il préfèrerait parfois se dissoudre et n’avoir jamais existé, lui « le digne que l’aventure a débaptisé », lui « le fantôme en attente de régularisation ». Dans une déchirante diatribe finale, Manthia supplie l’interprète de traduire sans trahir cette épopée des valeureux, des grands hommes et demi, qu’il vient de conter dans sa langue métissée, et laisse éclater le feu de sa colère… « feu purificateur », salvateur et nécessaire pour tracer les contours d’une nouvelle aventure : celle de la résilience.
Juliette Courtois