Au-delà du mythe
Août 1977. Ils sont des milliers à pousser les portes de Graceland pour venir laisser éclater leur chagrin devant le cercueil de l’indétrônable King of Rock’n’roll, Elvis Presley. Consumés par une passion aveuglante, aucun des membres de ce cortège funèbre ne prête attention à la petite silhouette qui les observe depuis l’escalier. Cette observatrice silencieuse n’est autre que Lisa Marie Presley, fille unique du King, et qui, à seulement neuf ans, vient de voir le monde tel qu’elle le connaissait se briser à jamais. Dans ses mémoires, Lisa Marie Presley ne cesse de revenir à ce deuil originel qui fit d’elle, « à son corps défendant », « la petite princesse nostalgique de l’Amérique » dont le cœur ne quitta jamais Graceland devenue un sanctuaire autant qu’une entreprise… car le dollar est roi et il faut satisfaire l’appétit de millions de fans à l’adulation parfois menaçante, tout comme l’attention des tabloïds. Fille, et plus tard épouse de stars, au premier rang desquelles le King of Pop lui-même Michael Jackson, Lisa Marie Presley ne connaît que trop bien l’envers et les revers de la célébrité qui transforme en bête traquée, qui enferme dans une spirale narrative nourrie aux suppositions et aux scandales, et qui laisse insidieusement s’insinuer la défiance à l’égard d’un entourage qui ne voit en vous qu’une opportunité. Une célébrité vorace qui pousse inexorablement les écorchés dans une spirale autodestructrice.
Portrait de femme
Longtemps « incomprise » car jamais vraiment écoutée ou prise au sérieux, Lisa Marie Presley fait enfin entendre sa voix… La voix d’une femme complexe qui n’a jamais voulu être « une gentille fille », mais qui a pourtant dû se plier à des injonctions si absurdement irréalisables qu’elle en a développé « une honte et une détestation d’elle-même » qui l’ont empêchée de trouver et exprimer son identité. Prise en étau entre une passion dévorante pour une figure paternelle idéalisée, « mâle alpha » qui a fait d’elle « une fille à papa » prête à tout pour plaire à ce caractère volcanique, et une relation conflictuelle et ambiguë avec une mère dont la vie ne fut basée que sur les apparences et le contrôle dès lors qu’elle tomba dans les bras du King à quatorze ans à peine, Lisa Marie Presley tente tant bien que mal de se construire. Un combat intime mais profondément universel qui traite sans détours des doubles standards qui mettent les femmes sous pression constante et les obligent à l’effacement, et qui interroge la question de la maternité. Subie, désirée, interrompue, brisée, la maternité est présentée dans toute sa complexité et montre combien les attentes projetées sur les mères sont parfois insoutenables.
Transmission
À destin hors normes, mémoires hors normes. Victime désemparée d’une féroce autocritique, Lisa Marie Presley ne sait plus comment mener à bien ce projet sur lequel elle travaille depuis des années et pour lequel elle a enregistré des heures de bandes audio. Son instinct la pousse à demander de l’aide à la personne qui la connaît le mieux : sa fille, Riley Keough. Mais Lisa Marie Presley meurt quelques mois plus tard, laissant sa fille seule face à ces souvenirs et ces heures d’enregistrement… Comme un écho aux duos que Lisa Marie enregistra avec son père, Riley Keough décide alors de faire de ces mémoires une conversation avec sa mère adorée. Chacune de leur voix possède sa propre typographie et le passage de l’une à l’autre est marqué par un symbole fort, le tatouage que Lisa Marie partageait avec son fils Ben dont elle ne surmonta jamais le chagrin de la perte. Sans aucun jugement, mais avec un amour infini, Riley Keough accompagne le chemin intérieur de sa mère, recontextualisant certains éléments, comblant les vides, confrontant les points de vue, tout en s’attachant à rappeler que cette suite de tragédies que semble avoir été la vie de sa mère fut aussi émaillée de joie. En conjuguant passé, présent et futur, Riley Keough interroge les notions de transmission et de responsabilité face aux héritages vécus autant comme des bénédictions que des malédictions. En abordant ouvertement les questions de deuil, d’addiction, de santé mentale, et en montrant qu’en s’y adonnant totalement elle a su atteindre l’autre rive de la douleur, Riley Keough parvient à briser la longue chaîne « des putains de cycles générationnels » et à faire éclater la lumière.
Juliette Courtois