Joyeuses funérailles
Que faire quand la Covid-19 a mis à mal vos projets de voyage en l’honneur de votre défunt père ? Quand vous avez le talent de Kalindi Ramphul, vous décidez de projeter sur le papier le film de cette rocambolesque odyssée avortée. Il n’est pas trop exagéré de parler de film tant l’auteure excelle dans l’art de mettre en mots et en images des personnages croqués avec un humour mordant mais toujours bienveillant, dans des scènes aussi improbables qu’inoubliables. Dans Les jours mauves, Kalindi devient Indira, cheffe pas vraiment assumée d’une bande désorganisée qui a répondu oui comme un seul homme à cette proposition aux délicieuses effluves alcoolisées : « Qui veut m’accompagner balancer [les cendres de] papa sur Mars ? » Voilà comment se met en marche « ce convoi pour l’Apocalypse » à bord d’un car jaune poussin où se frôlent entre autres « un régiment d’hommes musclés », « des intellos bizarres », « un yogi blanc en sarouel », et « un lézard à lunettes » En l’honneur de Suraj Ramgulam, flamboyant prince à la peau dorée, tous ont accepté cette traversée de la France direction les Pyrénées. Embarqués dans cette parenthèse (dés)enchantée, ils vont traverser cœurs contre cœurs « les frontières du temps, de l’espace et de la mort », la célébrant et l’honorant dans « un bordel [non pas] sans épithète », mais foutraque et joyeux.
Chers parents
« Connait-on jamais les gens qui nous donnent la vie ? » Au cours de ce voyage, Indira va découvrir son père à travers le regard de ces êtres connus ou inconnus qui l’ont tant aimé et se retrouver face à une évidence presque inconcevable pour tout enfant : nos parents ont eu une vie avant nous, et surtout ils continuent à en avoir une hors de nous. Ce voyage cathartique, aux allures de grand-huit qui sans cesse éloigne et rapproche, va faire voler en éclats tous les à priori qu’Indira a si longtemps nourri sur ce père autant aimé que détesté. Une fois émoussée, la colère laisse place à une compréhension plus grande. Cette dernière n’efface ni les faiblesses, ni les torts, mais elle permet de porter un regard nouveau sur une vie que l’on croyait connaître et qui se révèle bien plus complexe qu’on aurait pu l’imaginer. Grâce à ce voyage, Indira parvient également à voir au-delà des apparences chéries par sa mère « tragédienne née qui fait du monde entier la scène de son théâtre privé », femme fatale aux frasques fantasques qui ne manque jamais une occasion de répandre sa piquante ironie, mais qui fut et reste pourtant dans la vie de sa fille le véritable « homme de la situation ».
Autoportrait
Pour Indira, ce périple intime prend des allures de quête d’identité et de vérité, qui lui fait remonter, elle aussi, le fil de sa vie. On la découvre « enfant ratatinée par la timidité », jeune femme dont les premiers élans de liberté et de sensualité vont être percutés par la violence des hommes, on la retrouve femme amoureuse et accomplie mais toujours angoissée à l’idée de savoir que, comme tous les enfants uniques, « elle est à deux êtres humains de la solitude ». Si père et fille possèdent des caractères diamétralement opposés, symbolisés par leur attitude respective face à la chantilly des liégeois aux fruits, ils ont en commun cette lumière intérieure qui perce à travers les brèches laissées par la gravité d’une tristesse innée. Prise « entre la ligne éditoriale d’une mère pour qui rien n’est tabou et d’un père pour qui tout est secret », Indira parvient vaille que vaille à trouver sa voie. Ce cheminement intérieur qui la pousse à se confronter à ses propres contradictions n’est pas sans embuches, à commencer par celles laissées par une autodépréciation maladive. Mais en faisant la paix avec ce père « aux secrets si diaboliquement humains », Indira prend le chemin de l’apaisement, renouant les fils décousues d’une vie française et mauricienne, d’une vie cartésienne mais baignée d’enchantements.
Juliette Courtois