Murmure des murs
Tout là-haut, sur le Plateau d’Assy, les pas crissent parfois, foulant sans le savoir les vestiges de mondes oubliés : ceux des sanatoriums, ces « îles du là-haut ». C’est tout contre les murs de ces vaisseaux d’un autre temps qu’Adrien Borne a posé son oreille, distinguant de son empathie curieuse les échos de la vie qui, un jour, y a résonné grand et fort. Fers de lance de la politique de lutte contre la tuberculose, ces sanatoriums étaient aussi un symbole d’une forme de folie des grandeurs. Le Sanatorium de S, où se déroule l’intrigue, est un lieu tout en ambivalence, où « le carnaval [éclectique] du tout grandiose » côtoie le rationalisme le plus pur, où le confort extrême masque à peine « la sauvagerie du scalpel ». Lieu de conquête, le Plateau d’Assy a aussi été un lieu de défaite. Aveugles et sourds aux « signes, présages et augures » de la montagne, les hommes ont à tout prix cherché à plier la géographie à leurs désirs, oubliant que tout ce que la nature donne, la nature peut le reprendre. Par une savante rythmique, Adrien Borne zigzague entre les époques nous offrant un panorama tout en mélancolie de ces lieux qui connurent la splendeur, la violence d’un chaos de neige et de pierre, le drame du combat contre une modernité toute puissante les reléguant au statut de temples d’une foi superstitieuse et archaïque, puis l’oubli… jusqu’à aujourd’hui.
Souffle de la jeunesse
En s’enracinant dans ces lieux oubliés, en les faisant sien, Adrien Borne brise le silence et redonne de la voix à tous ceux que le temps voudrait faire taire. Dans L’île du là-haut, cette voix est celle de Marcel, jeune « tubard » de 15 ans, rongé par cette peste blanche « dont chaque minuscule reflux n’est qu’une promesse non tenue », rejoignant malgré lui ces communautés de pestiférés que, sous prétexte de guérir grâce à l’air salvateur de paysages majestueux, on relègue loin, à la marge. Le voilà projeté dans un univers ritualisé et codifié régi par les adultes et leur écœurante maîtrise des faux-semblants, des illusions et des demi-vérités. Dépossédé de son corps qui, lorsqu’il ne lui fait pas défaut, est tout entier à la merci des oracles de ce temple de la guérison, Marcel va pourtant trouver la force de se révolter et de réinventer les règles du jeu. Interroger souvent, douter sans cesse, essayer de comprendre toujours : tout pour secouer, agiter ce monde sclérosé. Avec ses curieuses obsessions, Marcel est « le piment dans la cure », l’aiguille qui fait exploser la bulle du sana. Ici, dans ce lieu improbable, Marcel découvre ce à quoi il n’aurait jamais eu accès sans cela. Ici, alors que rôdent la mort et l’ennui, il étanche la soif du corps et du cœur aussi.
La vie avant tout
Scala, dandy révolté « qui refuse de céder trop de terrain à la toute-puissance du médical », et curieux artiste sculptant dans la cire des promesses d’éternité qui viennent nourrir les souvenirs et emplir « les valises des cœurs ». Valentine, jeune peintre et fervente croyante, qui ne peut se résoudre à terminer la fresque de la crypte, craignant que le coup de pinceau final ne signifie la fin de tout. Andrea qui, par un serment naïvement inébranlable, fait vivre par-delà la mort une amitié depuis longtemps perdue. Louise, femme déterminée et mère courage prête à tous les sacrifices et les compromis pour l’amour dévorant d’un fils. Menés par Marcel, « leur capitaine et ange déchu », les naufragés de cette île du là-haut partagent tous une même angoisse, celle de l’oubli, de l’effacement. Alors pour conjurer la peur, ensemble, ils se cherchent, se devinent, et de la friction de leurs âmes va naître « l’éclat, l’étincelle, le tonnerre prodigieux » d’un ordre nouveau fait d’amitiés improbables, d’amours et désirs inavouables, et « d’instants immenses et minuscules » qui font tout le sel de la vie, de ces vies qui dans un demi-souffle murmurent à tous ceux qui voudront bien entendre : ne nous oubliez pas.
Juliette Courtois