Mondes parallèles
Tout commence avec la mort d’une jeune femme. Une mort aux contours incertains, frontières poreuses entre la vérité et le mensonge, le Bien et le Mal. Que s’est-il passé ? Quelles mains se sont resserrées sur le cou de la jeune femme ? De cette brutalité, de cette incertitude, naît « un chaos cosmique » déréglant à tout jamais la réalité des proches de la jeune Marianne. « De sang ou de vent », chacun des membres de cette famille va devoir composer avec l’absence. Mais aussi dévastateur que soit « le tsunami » du deuil, ce dernier offre pourtant à ceux qui sont prêts à en faire l’expérience, la possibilité d’abolir la linéarité illusoire du temps en voyageant à travers les mémoires, de briser les chaînes de leurs prisons mentales en embrassant la polyphonie de leurs identités, de s’ouvrir à d’autres univers où chantent et dansent encore ceux qui les ont quittés. L’un des plus beaux voyages initiatiques et spirituels est sans doute celui de Liam, le jeune frère de Marianne, qui tente de dompter « les chiens noirs de sa colère » en enquêtant sur les derniers instants de sa sœur tant admirée. A la lumière du deuil, les zones les plus sombres des êtres s’éclairent d’un jour nouveau, offrant à chacun la possibilité de se découvrir autre, de se découvrir dans l’autre, et de se ré-ancrer dans un réel dont il accepte les mystères et les métamorphoses.
Le chœur des femmes
« Alliage instable », les relations hommes/femmes sont, dans Medusa, présentées dans toute leur « injuste asymétrie ». Contraintes à rester aveugles et sourdes aux intuitions qui pourraient les aiguiller et les sauver, les femmes n’ont que deux possibilités : s’adapter aux injonctions de la société patriarcale, risquant de voir se dissoudre toute entière leur singularité et leur cœur se pétrifier face à l’inexorable progression de la rancœur ; ou refuser la soumission et dénoncer la violence systémique d’hommes qui conquièrent et saccagent. Mais la société n’aime guère celles qui osent un pas de côté, celles qui sont avides d’autres possibles. Celles-là sont filles de Méduse, des monstres qu’il faut reléguer à la marge. Celles-là sont des talents qu’il faut empêcher, des voix qu’il faut étouffer. Ces femmes qui, depuis des millénaires, avancent dans l’ombre, discrètes et secrètes, y supportant l’indicible douleur du silence et de l’indifférence. Le terme même de monstre prend alors tout son sens. Phénomène singulier et prodigieux, avertissement céleste pour les générations à venir, le monstre est férocement féminin, nouant avec ses semblables des amitiés tels « des amours fous et révolutionnaires », gynécées stimulants et protecteurs, où se dessinent les contours d’un ordre nouveau. Mais avant que ce dernier n’advienne, il leur faudra continuer à crier en chœur leur douleur dont les échos ont fait, font et feront vibrer les cœurs de leurs sœurs « d’hier et de demain ».
Mystère de la création
Les romans d’Isabelle Sorente sont comme des miroirs qu’elle placerait devant nos âmes en disant « Allez, regarde maintenant, affronte les ténèbres et cherche la lumière ». Et le lecteur se lance d’autant plus volontiers dans ce voyage intérieur qu’il sait que la main de l’auteure, « que l’on imagine parée de bijoux insolites et aux ongles brillants », n’est jamais loin pour nous guider. Comme beaucoup de ses écrits, Medusa est une autofiction où Isabelle Sorente se dévoile dans toute sa vulnérabilité. Ici, le roman se fait lettre d’amour au Sud des origines, où s’est enracinée cette nostalgie qui lui serre si souvent le cœur, la ramenant sur les crêtes de La Ciotat, ville magique née des légendes de tous les exilés qui y trouvèrent refuge. Mais avec Medusa, Isabelle Sorente pousse encore plus loin la mise à nue, nous dévoilant les dialogues intérieurs qu’elle a entretenus avec sa Muse durant l’écriture du roman. Garde-fou et sentinelle, cette Muse intransigeante et sarcastique incite l’auteure à douter et à explorer toutes les facettes mouvantes et changeantes de la vérité. Surgissant de manière imprévisible, ces dialogues créent une rythmique singulière et offre au lecteur le privilège immense de voir le roman s’écrire sous ses yeux. Isabelle Sorente ne cache rien des dangers et écueils du processus créatif, ni la tâche titanesque que représente « la recherche du mot juste, du mot qui n’existe pas encore ou qui n’existe plus. » Mais de cette quête, l’auteure ressort victorieuse, déposant, tels des talismans, « des petits morceaux de réalité qui restent vivants longtemps en nous », imprégnés qu’ils sont des couleurs, des lumières et de la magie des possibilités infinies.
Juliette Courtois