Eternel recommencement
En revenant sur ces temps obscurs où les hommes succombaient à une ivresse noire faite de rage, de désir et de fureur mêlés, Gilles Leroy fait de la Guerre de Troie la genèse d’une folie guerrière et meurtrière qui continue à déferler aujourd’hui sur le monde. La guerre apparaît ici dans toute son absurde violence, opposant des frères se ressemblant tant qu’ils sont tels « des fous ou des idiots qui s’en prendraient à leur reflet en fracassant le miroir ». Sur les rivages de la Troade, ces marées de « bétail humain » allant à une mort certaine nous paraissent terriblement familières, tout comme ces victimes de vols, de viols et de rapts qui montrent que, drogués à la guerre, les hommes ne connaissent aucune limite. Les profiteurs de guerre, qu’ils cherchent à s’enrichir ou à contrôler les esprits par « des complots si dénués de sens que, par un effet de loupe, leur mystère les hisse au rang de vérité pour les dupes », y prospèrent, tandis que les populations sont jetées sur les routes ou sur les flots d’une mer qui pour beaucoup deviendra leur tombeau. L’Histoire ou l’éternel recommencement…
Mélange des genres
Au cœur de cette guerre se joue une autre bataille : celle des genres. Gilles Leroy excelle a brouillé les frontières. Fascinantes, les figures de Pâris et Achille déconstruisent tous les codes de la masculinité guerrière et offrent une étonnante réflexion sur le corps et ses transformations. Le corps source de bien des tourments pour les femmes. Hécube, mariée à 13 ans, éduquée à ne pas faire de vague et à se soumettre à un contrôle qui transforme « sa matrice » en affaire d’état ; Hélène, l’Etrangère à « la chair cousue d’or et matière à rançon » dont l’apparente frivolité en fait la proie de tous les quolibets ; les Troyennes qui ont été tant soumises aux règles de la violence masculine qu’elles en ont intégré une virulente misogynie… toutes montrent des destins féminins, à l’image des corps, contraints. Et pourtant, derrière les tentures où on les confine, les femmes résistent, Hécube surtout. Disséquant la société au scalpel de son ironie, elle fait tomber les masques et déchirent d’un coup de griffe le voile des faux-semblants. Une quête d’absolu et de vérité qu’elle a transmise à sa fille Cassandre. Clairvoyante, philosophe et fin stratège, Cassandre ne comprend que trop bien l’absurdité de la guerre, alors elle invective, elle alerte, mais quel homme voudrait écouter une jeune femme qui brave tous les interdits imposés à sa condition ? Traitée d’exaltée, de folle à lier, Cassandre va à son tour être victime de la violence des hommes… une violence qui va provoquer la rage d’Hécube, une rage telle « une boule de lave qui dévale et grossit, grossit, nourrie à son propre feu ».
Mère louve
Alors qu’elle assiste impuissante à la chute de sa cité et à la mort tragique de ses enfants, alors qu’elle voit se resserrer sur elle les serres de l’asservissement, Hécube entame sa métamorphose. La rage la suffoque et les mots petit à petit s’éteignent pour faire place à d’autres signaux qui s’éveillent dans ce corps dont « la haine est devenue la colonne ». La voilà moitié femme, moitié bête, et « enfin son corps obéit à son esprit, enfin ils s’unissent », devenant les outils de sa vengeance, trinité destructrice par laquelle elle veut tout payer, purger, venger. Le choix de la louve comme alter-ego animal n’est guère surprenant pour cette mère qui parlait de sa portée, reconnaissant chacun de ses membres à son odeur. L’hyperviolence du cœur d’Hécube n’est rien d’autre que la manifestation de l’amour absolu qu’elle voue à chacun de ses enfants, qu’ils soient héros ou traîtres, et dont elle porte avec une constance admirable le poids des pêchés. Reine déchue d’une cité en cendres, rien ni personne ne pourra lui ôter son statut de mère. Louve rendue solitaire par les circonstances, Hécube ne cesse pourtant jamais d’avancer, ouvrant la voie pour les générations à venir. Une héroïne dont enfin le nom résonne à la hauteur de sa puissance.
Juliette Courtois