Liam est l’homme qui n’a pas vu l’ours. Et pourtant, il en connaît un rayon, lui, l’homme des bois, le taiseux, qui nous parle d’un autre temps d’une voix pâle et brute. Il raconte : sa forêt, sa montagne, sa famille, leurs besoins primaires et leur manière d’y subvenir, ceux qu’il voit débarquer, cherchant refuge en marge des sociétés sur une terre en désolation et qu’on appellerait aujourd’hui des « néo-ruraux », mais qui rebroussent vite chemin face à des conditions façonnées par une nature de plus en plus hostile, à peine futuriste.
Se souvenir de notre être animal
Liam est l’homme qui n’a pas vu l’ours, donc. C’est sa femme, Ava, qui a été happée par la grosse patte, protégeant son petit garçon de son corps. Le voilà, Aru, quand Liam rentre ce soir-là, vif mais couvert du sang de sa mère, recroquevillé sous son flanc. Liam n’écoute que son instinct de loup presque solitaire et saute à cheval, empêtré de sa douleur et d’un gosse qu’il connaît à peine et dont il ne perçoit que les tares dues à son jeune âge. Seuls les smartphones qui se lèvent sur l’autoroute pour « instagrammer » les deux drôles de cavaliers signalent que nous ne sommes ni à la préhistoire ni au far west. Et pourtant, à peine les dernières lueurs des villes derrière eux, la menace gronde comme venue d’un âge aussi lointain que les pierres. Ne pourrait-elle jaillir de ce père dévasté et démuni face à cette petite tête blonde ? Que faire d’un enfant dans un monde qui n’est pas fait pour une frêle créature et dont la nature ne ferait qu’une bouchée si on le laissait là, tout seul, au bord d’un ravin ? Quel sens cela a-t-il de le maintenir en vie à tout prix… ?
Père et fils : un face à face aux origines du monde
Liam est l’homme qui n’a pas vu l’ours mais qui a tout de l’un d’entre eux. On était des loups déroule le nécessaire chemin vers son moi le plus primitif pour mieux laisser réémerger l’homme et surtout le père qui sommeille en lui. Le temps du livre et du parcours des personnages, des à-coups contemplatifs et désespérés du monologue intérieur du narrateur, de rencontres plus inquiétantes les unes que les autres et des yeux d’Aru qui s’ouvrent peu à peu, Sandrine Collette s’enfonce à rebours du cheminement logique de l’humanité à mi-chemin entre le roman culte La Route de Cormac McCarthy (2006) et Croire aux fauves de Nastassja Martin (2019). Un « trip » halluciné de désespoir non sans la possibilité d’un salut, et qui vient nous gratouiller à des endroits déjà à vif en cette nouvelle ère climatique et anthropologique qui s’annonce.
Noémie Sudre