L’envers du décor
2016. Une vague rose et noir déferle sur le monde. Le succès du quatuor féminin Blackpink est comme une déflagration dans l’univers de la K-pop pourtant coutumier des records. Mais derrière cet éclatant phénomène se cache une réalité bien moins reluisante sur laquelle Julien Dufresne-Lamy lève le voile. Grâce à un riche travail documentaire, l’auteur nous offre une plongée saisissante dans les coulisses d’une industrie gangrénée par le sexisme et la misogynie, et mue par un culte pervers de la performance qui trouve son paroxysme dans ces « contrats d’esclaves » signés par les jeunes artistes en formation. 1947 jours. 64 mois. C’est le temps que Lisa, membre des Blackpink adulé au-delà de toute mesure, a passé à plier son corps et son esprit aux exigences les plus folles, et ce, sans jamais se briser, malgré les critiques incessantes dont elle était victime, elle l’éternelle étrangère venue de Thaïlande. « Faire bonne fille », voilà ce qu’on exige de ces femmes contraintes de refouler la moindre émotion. Mais ce sont justement ces émotions tues qui intéressent Julien Dufresne-Lamy, qui imagine alors tous les questionnements et les doutes qui assaillent ces idols, elles qui se savent à la merci du public qui peut, d’un moment à l’autre, déclencher le compte à rebours de leur vie artistique, celle-là même pour laquelle elles ont tout sacrifié.
Obsédant mystère
Dans Spectacle, Julien Dufresne-Lamy s’intéresse à un autre phénomène : celui de Chip Chan surnommée « la prisonnière d’internet ». Pendant plus de 10 ans, une Coréenne s’est filmée quotidiennement. Ses comportements erratiques, ses appels à l’aide sibyllins, ses messages cryptiques ont hypnotisé toute une communauté d’internautes pressés d’assouvir leurs manies voyeuristes tout en se rêvant sauveurs de cette « kidnappée fantasmée ». Les théories les plus folles ont circulé à son sujet, aucun de ces voyeurs ne voulant admettre que toute cette mise en scène n’était probablement que le fruit d’une maladie mentale. Dans une société coréenne corsetée avec la réussite pour seule finalité, Chip Chan est une anomalie. Tel le double torturé de la lumineuse Lisa, la recluse d’internet est la figure de ces femmes jetables, ces évanouies qui disparaissent un jour sans laisser de trace car elles ne savent plus ou n’ont jamais su répondre aux exigences sociales. A travers le portrait de Chip Chan, c’est aussi celui de tous ces voyeurs anonymes que dresse l’auteur. Sans nier leurs dérives obsessionnelles, Julien Dufresne-Lamy observe avec empathie ces femmes et hommes de tous horizons qui étanchent leur solitude à la source de communautés virtuelles, s’y raccrochant avec la force du désespoir pour ne pas sombrer dans une « spirale à rendre fou ».
Lecteur-voyeur
Sorte de pièce en trois actes, le roman est parcouru de pauses où l’auteur, tel un chœur antique, nous interpelle directement, nous lecteurs. Souvent brutales, mais toujours justes, ces invectives nous interrogent, nous bousculent, nous poussent dans nos retranchements. Sommes-nous, nous aussi, voyeurs ? Par une écriture qui transforme les chapitres sur Chip Chan en petits épisodes d’un grand thriller et ceux sur Lisa en parties d’une grande épopée romanesque, Julien Dufresne-Lamy nous montre combien il est facile de se muer en lecteur-voyeur au désir vorace, tournant frénétiquement les pages de ce spectacle pour connaître enfin l’issue de ces destins fantasmés. Rouages d’une mécanique bien huilée ourdie par une société de consommation qui se joue de nos désirs, l’auteur nous rappelle pourtant que nous n’en conservons pas moins une part de responsabilité : celle d’essayer de voir au-delà des mirages et de comprendre que la réalité est toujours nuancée et contrastée, loin d’un manichéisme naïf dans lequel enferme trop souvent le fanatisme.
Juliette Courtois