« Deuil pour deuil, dent pour dent »
Tout commence en 1882, dans « l’air vicié d’antipathie » du village de Muratello, où les Tafani et les Rocchini se vouent « une haine qui court depuis si longtemps sous la peau qu’on ne s’en rappelle plus la cause ». Sous la loi de la vendetta, on tue pour tout, et pour rien surtout. Ici, c’est la mort suspecte du chien des Tafani qui va déchaîner la violence et le sang. Parce que « qui tue un chien, tue son maître », les représailles ciblent le père Rocchini. Sa veuve, qui croyait pourtant aux vertus de la justice républicaine, finit par succomber à la funeste tentation de la vendetta. Dans ce monde qui fonctionne en vase clos, chacun a un rôle à jouer, une place à tenir. La veuve Rocchini le sait, « pour retrouver sa place dans la société des vivants », elle doit faire couler le sang. De manigances lucides en crises de folie incontrôlables, elle parvient à convaincre ses jeunes fils que la vengeance est la seule issue possible. Voilà comment Xavier Rocchini, 19 ans, devient bandit, contraint de prendre le maquis après avoir assassiné le jeune Tafani.
L’aventure du maquis
Débute alors une vie d’errances et de crimes qu’Antoine Albertini relate avec un art consommé du romanesque, renouant avec la grande tradition des romans d’aventures où se mêlent trahisons familiales, passions contrariées et complots en tous genres. Dans le maquis, Xavier, va croiser la route d’étonnants personnages, à commencer par les autres bandits. Certains vivent en ermites, reclus dans de sombres grottes, tel l’intriguant Malanotte, spectre vivant rendu fou par la solitude. D’autres évoluent en bandes, comme l’insaisissable et roublard Pierre Giovanni qui se fait le mentor de Xavier, l’initiant aussi bien aux joies des bordels qu’à l’art de l’embuscade ; ou Baritone et sa troupe comptant dans ses rangs la puissante Marthe et le mystérieux U-Turcu. Ils sont nombreux à arpenter le maquis, ourdissant complots et machinations pour asseoir un peu plus leurs légendes. Souvent dépassés par ces bandes qui sèment la terreur, les gendarmes vont aussi l’être par l’apparition quasi prophétique d’un officier répondant au nom de Franchi. Bègue, un brin chétif, solitaire, il se révèle pourtant un stratège de génie, un traqueur obsessionnel et un tueur opiniâtre. Ses manières détonnent tant qu’elles finissent par semer la panique dans les rangs des bandits eux-mêmes. La tension est permanente, le rythme effréné, même une fois les bandits arrêtés et les fers aux pieds. Sous les ors des tribunaux se joue alors une autre traque, celle de la vérité, et au grand désespoir des bandits, cette dernière peut parfois les mener face aux implacables bois de justice. Apparaît alors « le commis-voyageur de la mort », le bourreau, figure haute en couleurs malgré le noir de sa redingote qui, la nuit venue, lui permet de se soustraire aux regards des intrus. Dans cette fascinante galerie de personnages, mêlant la plus infâme scélératesse à la bonté la plus pure, les femmes ont une place particulière. Témoins silencieux lors des réunions de famille, figures dignes lors des funérailles, si nombreuses que les larmes finissent parfois par se tarir, les femmes voient tout, entendent tout, et lorsque le temps et les circonstances l’exigent, font preuve « d’une admirable détermination, refusant de courber l’échine face à la violence des hommes »… ce qui les mène bien souvent à leur perte et souligne tout leur courage.
Déconstruire les mythes
On croirait tout cela inventé, mais en réalité tout est vrai ! Lorsqu’il découvre la photographie de Xavier Rocchini prise en 1888, quelques jours avant son exécution, Antoine Albertini est frappé par « cette figure lourde de gravité ». Quelle est donc l’histoire de cette jeunesse qui s’est abîmée dans le crime et le sang ? Pendant 10 ans, il a inlassablement et obsessionnellement compulsé les archives, collecté les coupures de presse, recueilli des témoignages, arpenté les sentiers de son île natale pour infirmer ou confirmer des hypothèses, se documentant sur absolument tout, noircissant des pages de cahiers préparatoires, traquant les bandits comme le fit Franchi en son temps, le stylo ayant remplacé le stylet. Ses recherches colossales lui ont permis de déconstruire pierre par pierre le mur de légende que le XIXe siècle avait érigé autour de ces figures criminelles. On les pensait honnêtes gens, « le hasard seul et la nécessité expliquant les nœuds de leur destinée » ; on les imaginait arpentant la nature et menant une vie pittoresque et romantique loin des tumultes de la ville industrielle. Seulement la vérité est toute autre. A de nombreuses reprises, Antoine Albertini ponctue son récit de petits chapitres explicitant un point en particulier et permettant tout à la fois une pause bienvenue dans le rythme effréné du roman, et une prise de recul sur les événements. Il y fait preuve d’une érudition qui n’étouffe pas mais qui crée une forme d’émulation chez le lecteur, qui se prend au jeu de l’enquête, recoupant les faits pour mieux les cartographier. Jamais l’auteur n’excuse ces criminels pour qui il n’est jamais question de volonté ou de responsabilité. Albertini replace simplement l’histoire de ces bandits dans un contexte plus large où se dessinent « la veulerie généralisée » d’institutions dépassées ou corrompues ; le désespoir des habitants qui ont fini par s’armer jusqu’aux dents afin de rendre une justice que la République peine à exercer ; la violence des rapports de classes ; le statut à part que l’on a toujours donné à la Corse pour tout et pour rien… Mises bout à bout, ces pièces forment un puzzle complexe où rien n’est jamais ce qu’il paraît.
Ile de beauté
Au romanesque du conteur et à l’objectivité de l’enquêteur, Antoine Albertini ajoute l’art du naturaliste, étayant son récit de détails fascinants. La vie rurale y est particulièrement bien décrite. A l’abri des cabanes de pierre se devine une vie faite de rituels immuables baignés de spiritualité tutoyant parfois le mysticisme ; d’une frugalité, certes souvent imposée par les circonstances, mais malgré tout érigée en valeur ; et d’un sens aigu de l’hospitalité. Par son écriture riche et étayée, l’auteur nous transporte partout avec lui, du cloaque de la prison de Sartène à l’éden du domaine de la Roccaserra. Au détour d’une page, on entend le froissement du lourd pilone en poil de chèvre et des costumes de velours noir des paysans ; le claquement des bottes de gendarmes et le tintement de leurs épées. Ce roman ne se lit pas, il se ressent. Et la plus envoûtante des sensations est celle provoquée par les descriptions de la nature corse. Sublime et menaçante, protectrice et vengeresse, cette nature contribue pour beaucoup à cet aura de mystère qui entoure ce bout de terre « entre la France et le lointain », peuplé de « Français imparfaits » aux origines maintes fois fantasmées, qui malgré la violence et la corruption qui l’entachent souvent, restera toujours l’Île de Beauté.
Juliette Courtois